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LES PRESCRIPTIONS
DE PORTALIS...

Ne pas enseigner de certitudes, mais transmettre des interrogations.

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Aristophane: Les nuées

L’influence de Portalis.

Dans son Discours préliminaire du premier projet de Code civil (1801), Jean-Etienne-Marie Portalis (1746-1807) propose des lois fondées sur des équilibres sous-jacents de la société, qu’il nomme des lois « opportunes ». Selon Portalis, légiférer, c’est suivre l’évolution de la société, mais aussi deviner ses exigences, et donc la précéder : ni bouleversement ni immobilisme. Portalis ramasse cette réflexion en une formule : « La plus funeste des innovations serait de ne pas innover. »

Il détaille successivement les diverses prescriptions dont la teneur semble refléter le sentiment qui anime, tout au moins pour l’essentiel, les agents de la juridicité, à l’exception (tout au moins en apparence) du paragraphe relatif à « la nécessité de lois précises ».

S’agissant du droit naturel, Portalis n'a jamais consacré de longs développements au droit naturel[1]. Son opinion n'a aucune originalité particulière, ni quant à la définition du droit naturel, ni quant à son contenu exact. « Nous donnons à la morale le nom de droit naturel», écrit-il dans De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique au XVIII• siècle[2].

Dans l'exposé des motifs du projet de loi sur le mariage, repris exactement du rapport sur le divorce[3], le droit naturel consiste dans « les principes qui régissent l'homme considéré comme un être moral ». Tandis que, par ailleurs, le droit naturel revêt la figure de la raison : « la raison, en tant qu'elle gouverne indéfiniment tous les hommes, s'appelle droit naturel ». « Quand la loi se tait, la raison naturelle parle encore » dit-il dans l'exposé des motifs du projet de loi sur la publication des lois. Cependant, c'est principalement l'article premier du premier projet de Code Civil qui nous livre la définition la plus nette : « il existe un droit universel et immuable source de toutes lois positives, il n'est que la raison naturelle en tant qu'elle gouverne tous les hommes »[4].

De prime abord, les points de vue ainsi exposés forment un ensemble cohérent.

Pour autant, c'est à Pufendorf[5] qu'il emprunte le terme de «raison naturelle» auquel Diderot l'avait lui-même pris dans son article «Droit naturel» dans l'Encyclopédie: «On entend par droit naturel, certaines règles de justice et d'équité, que la seule raison naturelle a établies entre tous les hommes, ou pour mieux dire que Dieu a gravées dans nos cœurs ». Pufendorf avant lui écrivait que « les règles du droit naturel découlent des maximes d'une raison éclairée. D'où vient que l'écriture sainte même nous représente la Loi Naturelle comme[6] écrite dans le cœur des hommes. J'avoue que les Ecrivains Sacrés nous fournissent de grandes lumières pour connaître plus certainement et plus distinctement les principes de Droit Naturel. Mais cela n'empêche pas qu'on ne puisse découvrir et démontrer solidement ces principes sans le secours de la Révélation par les seules forces de la Raison naturelle dont le créateur a pourvu tous les hommes, et qui sans contredit subsiste encore aujourd'hui[7]. S’agissant de la place de la foi dans le cadre contractuel, selon Portalis, la liberté contractuelle, trouve aussi bien sa justification que sa garantie dans le respect de la foi jurée : « considérés dans leur substance les contrats appartiennent au droit naturel»[8], puisque «c'est la foi qui fait le contrat». «Le premier devoir de toute personne qui s'engage est d'observer les pactes qu'elle a consentis et d'être fidèle à la foi promise[9]» ; «les corps de nation, les gouvernements, ne sont pas moins liés par leurs contrats que les simples particuliers parce que les principes de la foi humaine qui sont de droit naturel, doivent être et sont inviolables pour tous les hommes[10] ». L'argument est repris une nouvelle fois dans le discours préliminaire du premier projet « En traitant des contrats nous avons d'abord développé les principes du droit naturel[11]».

Parmi les juristes qui ont contribué à former la pensée de Portalis, l’influence de Domat est incontestable. En effet, le présidial clermontois évoquait longuement dans son Traité des lois « les règles naturelles de l’équité »[12] rappelant que la «raison enseigne les lois naturelles». Mais c'est dans Les lois civiles dans leur ordre naturel[13] que Portalis a manifestement puisé l'inspiration de son livre préliminaire. A rebours de cette conception, si Kelsen récuse toute référence au droit naturel c'est qu'il pose comme préalable qu’« on ne peut admettre l'existence de normes immanentes à la nature, que si l'on inclut dans la nature la volonté de Dieu[14]».

Plus net encore dans le discours préliminaire « le droit de propriété en soi est donc une institution directe de la nature»[15] ». Expliquant la restriction, que l'on a tendance à passer sous silence de l'article 544 « pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements », il pose aussitôt la question essentielle qui a toujours soulevé des passions : « quel est le pouvoir de l'Etat sur les biens des particuliers ? » Par ailleurs, on peut relever chez Portalis un sentiment constant qui a largement diffusé chez les agents de la juridicité contemporaine. Le sentiment perpétué à l’aune d’une posture consistant à doter, ab initio, « le juge », de la confiance la plus absolue …

Ainsi lors de l’exposé du trivial constat selon lequel « la loi ne peut pas tout régler et tout prévoir » il use d’une rhétorique digne des plus habiles sophistes lorsqu’il s’évertue à assimiler ceux « qui veulent tout régler, tout prévoir et ne rien abandonner au juge » à ceux qui se plaindraient de voir un code toujours plus volumineux…

Nous nous sommes également préservés de la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. Qui pourrait penser que ce sont ceux mêmes auxquels un code paraît toujours trop volumineux, qui osent prescrire impérieusement au législateur, la terrible tâche de ne rien abandonner à la décision du juge ?

Puis, dans le paragraphe qui mentionne le nécessaire arbitrage des juges (que nul ne conteste…) Portalis écrit : « Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l’empire de l’usage, à la discussion des hommes instruits, à l’arbitrage des juges. Il est trop heureux que la nécessité où est le juge, de s’instruire, de faire des recherches, d’approfondir les questions qui s’offrent à lui [ …],

il semble toutefois retrouver une forme de lucidité lorsqu’il ajoute : « s’il est des choses qui sont arbitraires à sa raison, il n’en est point qui le soient purement à son caprice ou à sa volonté ».

 

Raison naturelle (ou la nécessité et la banalisation de l’arbitraire)

Dans la même dynamique, invoquant la variété des besoins de la société, il se lance dans un éloge de « la raison naturelle » que les lois positives ne sauraient entièrement remplacer. Il s’agit donc cette fois de l’incontournable nécessité d’introduire (et par suite de justifier) l’arbitraire du juge ’une introduction de l’arbitraire par nécessité, toujours au motif qu’il est impossible au législateur de « pourvoir à tout ».

Il semble donc que le champ des possibles pour Portalis s’étend du tout au rien … sans envisager la solution médiane que nous exposerons plus loin et qui consiste à légiférer dans le cadre d’une complétude du possible. Force est de reconnaitre que cette manière de conclure sur la question atteste d’un état d’esprit largement intégré par les agents de la juridicité, pour des motifs que nous ne manquerons pas d’exposer plus loin. Quoi que l’on fasse, les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés, et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout.

La nécessité de lois précises

« Ainsi, en matière criminelle, où il n’y a qu’un texte formel et préexistant qui puisse fonder l’action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence, parce qu’il est impossible de régler tous les objets civils par des lois, et qu’il est nécessaire de terminer, entre particuliers, des contestations qu’on ne pourrait laisser indécises, sans forcer chaque citoyen de devenir juge dans sa propre cause, et sans oublier que la justice est la première dette de la souveraineté ».

Usage de l’équité et de la loi naturelle

« Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l’on manque de loi, il faut consulter l’usage ou l’équité. L’équité est le retour à la loi naturelle, dans le silence, l’opposition ou l’obscurité des lois positives ». (donc Dieu ?)

Les prescrits

S’agissant des prescrits, et sans méconnaitre les impératifs de l’époque troublée dans laquelle évoluait Portalis, si à l’époque troublée de Portalis, l’inquiétude de l’immixtion du pouvoir politique pouvait davantage se justifier que de nos jours, il n’en oppose pas moins pour autant à privilégier l’arbitraire réglé du magistrat prétendument soumis à l’action en forfaiture à l’arbitraire absolu d’un « pouvoir indépendant irresponsable… »

De nos jours, eu égard à la nature et aux nombres de procédures mettant en cause des « politiques », au regard de la quasi-nullité des affaires dans lesquelles des magistrats sont mis en cause, on peut s’interroger sur l’actuelle pertinence de cet argument. En outre il est remarquable d’observer combien mettre en cause cet « arbitraire juridictionnel » pourrait, selon la Doxa, participer nolens volens, d’une atteinte à l’indépendance de la justice.

Forcer le magistrat de recourir au législateur, ce serait admettre le plus funeste des principes ; ce serait renouveler parmi nous la désastreuse législation des prescrits. Car, lorsque le législateur intervient pour prononcer sur des affaires nées et vivement agitées entre particuliers, il n’est pas plus à l’abri des surprises que les tribunaux. On a moins à redouter l’arbitraire réglé, timide et circonspect d’un magistrat qui peut être réformé, et qui est soumis à l’action en forfaiture, que l’arbitraire absolu d’un pouvoir indépendant qui n’est jamais responsable. Le pouvoir législatif est la toute-puissance humaine.

Les juges préexistaient aux lois (en réalité les troubles susceptibles de naitre du déni de justice)

En poursuivant dans les trivialités, Portalis souligne que s’abstenir de juger faute de loi correspondant à l’espèce renforcerait un risque permanent de déni de justice.

A ce propos, l'article 4 du Code civil dispose (ab initio[16]) : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. »

 

Il y avait des juges avant qu’il y eût des lois, et les lois ne peuvent prévoir tous les cas qui peuvent s’offrir aux juges. L’administration de la justice serait donc perpétuellement interrompue, si un juge s’abstenait de juger toutes les fois que la contestation qui lui est soumise n’a pas été prévue par une loi ?

circonstances dans lesquelles un juge se trouve sans loi

En invoquant une fois de plus, la foule de circonstances dans lesquelles un juge se trouverait sans loi, Portalis confond la prétendue volonté de ses contradicteurs qui s’évertueraient « puérilement » à tout prévoir et les possibilités du législateur d’écrire la Loi de la manière la plus complète qu’il lui serait possible de le faire.

Selon lui, « la folle idée de décider tous les cas », autrement dit, la volonté de parvenir à une forme d’incomplétude normative, aboutirait à un immense dédale dans lequel la mémoire et la raison se perdraient…

Il est donc nécessairement une foule de circonstances dans lesquelles un juge se trouve sans loi. Il faut donc laisser alors au juge la faculté de suppléer à la loi par les lumières naturelles de la droiture et du bon sens. Rien ne serait plus puéril que de vouloir prendre des précautions suffisantes pour qu’un juge n’eût jamais qu’un texte précis à appliquer. Pour prévenir les jugements arbitraires on exposerait la société à mille jugements iniques, et, ce qui est pis, on l’exposerait à ne pouvoir plus se faire rendre justice ; et avec la folle idée de décider tous les cas, on ferait de la législation un dédale immense, dans lequel la mémoire et la raison se perdraient également.

Conclusions sur le Discours

Il conclut son Discours ainsi : « Tel est le projet de loi qui est soumis à votre sanction. Il n’offre aucune de ces matières problématiques qui peuvent prêter à l’esprit de système. Il rappelle toutes les grandes maximes des gouvernements : il les fixe, il les consacre. C’est à vous, citoyens législateurs à les décréter par vos suffrages. Chaque loi nouvelle qui tend à promulguer des vérités utiles, affermit la prospérité de l’État et ajoute à votre gloire ».

Partant, la critique que je formule à l’égard du discours préliminaire porte en réalité sur l’utilisation qui en a été faite par ceux qui avaient intérêt à en accentuer les contours.

Il reste que de mon point de vue, la position de Portalis favorise la perdurance de l’incomplétude normative, l’expression des individualités illégitime et explique les dysfonctionnement juridictionnels et les inégalités juridictionnelles relevées.

Partant, entre effet d'aubaine existentielle, moyens de subsistance assurés et statuts honorifiques institutionnalisés, on voit mal qui, parmi les récipiendaires ou les agents qui peuplent la sphère de la juridicité, trouverai intérêt à remettre en cause les fondamentaux d’un système fructueux, dont les avantages sont essentiellement puisés à l'aune de l’espace résiduel qui peuple l'espace normatif.

Cet espace résiduel dont les acteurs politiques se sont généreusement délestés, au profit des jugeants et auxiliaires de la juridicité, qui s'en sont « humainement » saisi.

Ainsi que nous l’avons examiné, il est constant que toute velléité de réforme visant à réglementer cet espace résiduel aux bienfaits surabondants, se voit systématiquement opposer les éternelles critiques et mises en garde relatives tant à l’indépendance de la magistrature, qu’au principe d’individualisation de la peine, ou même au principe de séparation des pouvoirs… Partant, il est constant que les débats susceptibles de porter, tant sur la mise en œuvre effective dudit principe de séparation des pouvoirs, que de son incidence effective au regard du principe d'égalité devant "la Loi", ne figurent pas parmi les préoccupations essentielles de nos élus. Au surplus, force est de reconnaitre si que notre point de vue « désintéressé » sur la question demeure ultra minoritaire, il n’en est pas pour autant dénué de toute perspective. C’est précisément ce que nous allons tenter de démontrer dans une seconde partie ou nous poserons « l’hypothèse d’une étique de complétude ».

 

[1] Lydie SCHIMSEWITSCH, Portalis et son temps, Th. Paris 1936, p. 210 s.

[2] Portalis, De l'usage et l'abus de l'esprit philosophique, 2 vol., Paris, 1844, t. II, p. 112.

[3] Conseil des Anciens 27 Thermidor An V

[4] Projet de Code civil présenté par le citoyen Portalis, Paris An IX, livre préliminaire, titre premier, article premier; FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1827, T. 1.

[5] Pierre Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, Th. théol. Paris, Vrin, 1982, p. 35.

 

[6] Rom., Ch. Il. vers. 1 à 5

[7] Pufendorf, Le droit de la nature et des gens, trad. Barbeyrac, Amsterdam, 1706, p. 189.

[8] « Exposé des motifs sur la vente », Discours, p. 235.

[9] Rapport sur le divorce.

[10] Rapport relatif au canal du Midi; Conseil des Anciens, séance du 6 vendémiaire An V, p. 10.

[11] Discours préliminaire sur le projet de Code civil », Discours, p. 48.

[12] Jean DOMAT, Œuvres complètes, nouv. éd. par J. RÉMY, Paris, 1828-1830, 4 vol., t. 1, Traité des lois, p. 370.

[13] Jean DOMAT, ibid., t. 2, Les lois civiles dans leur ordre naturel, p. 48.

[14] Hans KELSEN, Théorie pure du droit, trad. Eisenmann, Paris 1962, p. 298.

[15] «Exposé des motifs du projet de loi sur la propriété'" Discours, p. 210 s.

[16] Création Loi 1803-03-05 promulguée le 15 mars 1803

Dr. André-Charles PUMA

LA THÉORIE DE L’INCOMPLÉTUDE NORMATIVE & TEXTUELLE

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